Pendant longtemps, le droit français a observé les « class actions » à l’américaine avec un mélange de fascination prudente et de scepticisme juridique. Le législateur hexagonal, peu enclin à importer un modèle perçu comme trop libertaire, a pourtant fini par franchir le pas en 2014, dotant notre ordre juridique d’un mécanisme d’action de groupe – certes encadré, modeste dans sa portée initiale, mais porteur d’un potentiel de transformation des modes de recours collectif.
I. Avant 2014 : bricolages procéduraux et timides expérimentations
Avant l’avènement de la loi du 17 mars 2014, les actions collectives en France n’étaient que l’ombre fragmentée de ce que le droit comparé proposait ailleurs. Le contentieux de masse se heurtait à une mosaïque procédurale, peu efficace :
- assignations conjointes de plusieurs demandeurs unis par un intérêt commun ;
- interventions volontaires dans des procédures existantes ;
- jonctions d’instances parallèles ;
- actions intentées par des associations agissant pour l’intérêt collectif de leurs membres ;
- actions des associations de consommateurs agréées visant les clauses abusives des contrats ;
- actions représentatives confiées à des associations mandatées, dans des domaines circonscrits (consommation, environnement, finance) ;
- actions portées par des syndicats dans certains cas de licenciement économique.
Toutes ces options souffraient d’un défaut majeur : leur inadaptation au traitement des litiges de masse, aggravée par une communication restreinte des associations sur les procédures en cours.
II. La loi du 17 mars 2014 : un tournant à la française
Après trente années de débats, d’avant-projets avortés et de résistances doctrinales, la France se dote enfin d’un embryon de recours collectif. Mais ce ne fut pas une greffe d’un modèle anglo-saxon : l’action de groupe à la française naît sous le sceau du principe de précaution juridique.
Le mécanisme mis en place par la loi n° 2014-344 :
- est strictement réservé à certaines associations de consommateurs agréées ;
- ne vise initialement que des préjudices économiques en matière de droit de la consommation et de concurrence ;
- repose sur une procédure en deux temps : une phase de reconnaissance de la responsabilité, suivie d’une phase d’adhésion (opt-in) des victimes pour obtenir réparation.
Autrement dit, l’individualisme procédural reste la norme, l’action de groupe n’étant qu’un canal supplémentaire offert à des entités prédéfinies.
III. Une extension progressive du périmètre
Loin de s’arrêter là, le législateur a étendu, par touches successives, le champ d’application de l’action de groupe :
- santé publique (loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016) ;
- protection des données personnelles (notamment sous l’impulsion du RGPD) ;
- discriminations ;
- environnement ;
- contentieux administratif.
Tous ces régimes conservent une architecture commune : action portée par un organisme habilité, et réparation conditionnée par une adhésion postérieure au jugement de responsabilité.
Un projet de fonds d’aide aux actions de groupe, financé par les amendes pénales infligées aux défendeurs, avait été adopté fin 2016… avant d’être censuré par le Conseil constitutionnel, au nom du principe d’égalité devant la justice.
IV. Jurisprudence, évolutions et cas emblématiques
La pratique reste timide : une trentaine d’actions de groupe ont été intentées depuis 2014, certaines toujours pendantes, d’autres rejetées ou réglées à l’amiable. La jurisprudence a néanmoins contraint le législateur à ajuster sa copie :
- En 2017 et 2018, plusieurs décisions ont exclu les baux d’habitation du champ des actions de groupe en matière de consommation. Le législateur a réagi en adoptant la loi n° 2018-1021, réintégrant explicitement le logement dans le périmètre.
Le succès le plus retentissant, cependant, n’est pas issu du régime des actions de groupe stricto sensu : il s’agit de la procédure engagée contre Google par deux associations, sur le fondement de la loi Informatique et Libertés. L’issue ? Une sanction historique de 50 millions d’euros infligée par la CNIL, validée par le Conseil d’État.
V. Une réforme structurelle en gestation
Alors que la directive européenne (UE) 2020/1828 sur les recours collectifs doit être transposée, une réforme globale du régime français s’impose :
- élargir le cercle des entités habilitées ;
- simplifier la procédure et faciliter l’information des consommateurs ;
- envisager un modèle d’opt-out dans certains cas, pour éviter l’inertie des victimes ;
- mieux articuler les actions collectives avec les voies pénales et administratives ;
- intégrer pleinement les enjeux numériques et écologiques contemporains.